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Pierrot Sur Le Rivage

by
posted on Archive Of Our Own on the 19th of may 2023.
10,869 words.

Rating:
Teen And Up Audiences

Archive Warning:
No Archive Warnings Apply

Category:
M/M

Fandom:
Мор. Утопия | Pathologic

Relationship:
Stanislav Rubin/Peter Stamatin

Character:
Peter Stamatin, Stanislav Rubin

Additional Tags:
small scenes written about in Excruciating Details
started as exercise to see if i could still write in my mother tongue and [10k later] en vrai ça va
Painter and Muse
Peintre et Muse
Men Going To Each Other's Houses
Ces Messieurs Vont Chez l’Un Et l’Autre
normal relationships between two guys who fundamentally have problems
une relation étonnamment normale en sorte entre deux gars qui fondamentalement ont des problèmes
lengthy discussions
Longues Discussions
Developing Relationship
least weird kiss this side of the Gorkhon
To See and To Be Seen
Voir et Être Vu
The Power of A Gaze
Implied/Referenced Alcohol Abuse/Alcoholism
on part sur un thème un peu humide… un peu aquatique…
c’est pas par coïncidence que wiggly peter et wet beast wednesday prennent place le même jour.

Summary

« Ça vous vient souvent, de hanter ce bar pour trouver des gens à qui demander de poser ?
— Ça m’arrive.
— Comment vous les choisissez ? »

(Oh, il a très envie, mais ça serait bien trop insolent et cavalier, de demander : qu’est-ce que vous me trouvez ? )

« Hmm », fredonne d’abord Piotr, pensif, essuyant son pinceau sur un bout de tissu taché. « Un beau nez, commence-t-il, de belles mains… Des yeux avides, des traits fougueux…
— Et pour moi, c’était quoi ? »
Piotr lui sourit. Rubin sent son cœur faire voltige dans sa gorge. « Si je vous le disais, je crains que ça ne vous monte à la tête. » (Rubin sent sa bouche s’assécher.)

Rubin se traîne jusqu’au Cœur Brisé pour y noyer son deuil, et mord à l’hameçon d’un drôle de petit poisson.

Notes

(joins les mains) bon ben on part là-dessus hein.
chaque traduction vient avec son lot de petits trucs chiants (doublement une traduction en une langue elle-même traduite depuis l’anglais lui-même transformé depuis le russe) du coup petite liste qui me vient à l’esprit :
Polyèdre : Polyhedron (évidemment).
l’Étendue : the (Crude) Sprawl.
Пётр est romanisé “Piotr” (comme on écrit Piotr Ilitch Tchaïkovski, j’allais pas l’appeler Peter), et twyrine devient “tvirine” (le “tv-” est une syllabe pas très française mais bon hein eh oh merde à la fin).
“bruis cendré” : ashen swish. “bruis” n’est pas un nom qui existe (i_made_it_the_fuck_up.mp4), mais comme ça existe en tant que forme verbale de “bruire” (rustle, buzz, indeed, something like “swish”) en vrai ça passe ça passe. mille merci à la personne [j'ai oublié :((] sur tumblr qui m’a mis l’idée en tête, du bon boulot.

a warning for the non-francophones warriors who will try to read this with the help of an automatic translator: some parts of this contain play on words so if something looks like it doesn't make too much sense try decorticating the thing. just shred it to pieces. or ask me i guess teehee giggle

bonne lecture o7





 

       Il y a quelque chose de pourri au Royaume des Morts. Le ciel n’avise pas, la terre non plus — froide et muette, elle exhale par la gueule béante qu’on a ouverte en son flanc pour y laisser reposer le vieil Isidor quelque chose de possessif, d’entêtant. Quoi que ce soit, ça s’accroche à Rubin, lui ronge les sangs, le mord jusqu’à l’os. 

.✴︎.

       Il n’est pas bien tard. Tout au long de la journée, cette bête harcelante n'a cessé de le poursuivre, de se gorger, telle une sangsue, de la bile qui noyait les plus amers de ses mots. À présent au bar, Rubin tente de la noyer ; il ne la trouve qu’être un deuil acide, corrosif, qui enflamme la surface de sa tvirine comme une allumette jetée sur une nappe d’essence. Ses doigts sont serrés autour de son verre comme s’il pouvait bondir de la table et lui échapper. Il peut imaginer le bruit de cristal brisé avec une clarté écœurante et, l’espace d’une seconde, il pense l’avoir lui-même jeté contre le mur. Ce n’est pas l’envie qui lui manque. 

Il y a quelque chose d’indiscret dans ce bar pas-si-bien-famé — quelque chose de fureteur, d'audacieux, de tentativement immodéré. Rubin le sent traîner, fantomatique et dissout dans les volutes de fumée d’opium, puis voleter vers lui depuis un coin retranché du pub, à la manière fuyante et excitée d’un papillon de nuit. Un regard, réalise-t-il. Un regard qu’il sent gravir la falaise de son dos, la façade de craie de son cou, de l’arrière de sa tête. Lentement, avec des coups d’œil comme des pas calculés — ponctués, il en est sûr, de coup de piolet. (Par réflexe, il couvre sa nuque.) Rubin le sent grimper sa joue escarpée, dessiner la plaine de sa tempe, le promontoire de son arcade sourcilière. Il ne retient pas un tic nerveux.
De quoi t’as peur ? (Boddho seule sait.) 
Il finit son verre cul sec, comme s’il en avait besoin pour s’enhardir, et se retourne. 
Il attrape le vol des ses yeux — flocon, grêlon, balle en argent pas-si-perdue, non, non, pas si froid ; argus bleu qui s’affaire à titiller, assoiffé, la sueur de son front, de ses joues. Insistant. Intéressé.
Rubin n’a plus l'habitude d’être vu, d’être regardé, de loin ou de près, avec un tel regard ; pointu, minutieux, acéré — doux, tout de même ; délicat. Moins timide que… méthodique, rigoureux.  Il se sent en trembler. Un ricanement amer menace de saigner au travers de ses lèvres tirées en un sourire fin — il en rougirait presque, d'être observé de la sorte ; ou plutôt, il en aurait rougi, un jour.
L’inconnu n’a pas l’air gêné d’avoir été surpris, si tant est qu’il ait même été surpris, et que ce n’était pas précisément ce qu’il espérait. Il ne baisse pas les yeux : Rubin comprend qu’il attendait. Son visage est long et pâle contre un rideau noir de longs cheveux raides ; une mèche est plaquée contre sa gorge, ressemblant de loin à une fissure dans le marbre de son cou blanc. (Rubin le regarde comme il le regardait — ou il essaie, du moins. Il ne sait pas s’il saurait être doux même si ça vie en dépendait.)

L’inconnu s’extirpe alors de la pénombre comme s’il en naissait, les ombres s’accrochant à ses épaules, ses bras, ses pas, les aiguilles noires de ses mollets. Son nom revient à l’esprit de Rubin — Piotr, n’est-ce pas ? Renommé pour ses spirales d’escaliers, sa tour étrange, et son alcoolisme notoire... À cet instant précis, il pense pouvoir deviner comment l’ont façonné ces trois choses — ou de quoi ces trois choses ont été façonnées : mains nouées, mâchoire serrée, les colonnes de ses jambes portant la courbure de son dos, il n’est pas si différent des nœuds de pierre de ses escaliers, de la tension aiguillée de sa tour suspendue au ciel / perchée sur la rive comme un gros oiseau albâtre et charbonné. Il s’avance, apparemment enhardi lui aussi : rouge comme sont ses joues, Rubin devine qu’il a eu bien plus qu'un verre. 
Il s’attend à le voir tituber mais son pas est long, solide, déployé d’une souplesse féline. Merde, il est rapide. Rapide et déterminé. Rubin se souvient que bruit court qu’il est dangereux, oh, comme son frère, ou pas tout à fait (ou bien moins, ou encore plus) — et le voyant s’approcher, longiligne et hardi et fin comme une lame affilée, Rubin sent la rumeur, vague d’écume noire, se jeter à ses pieds.
À hauteur de Stanislav, il ne se présente pas ; il s’incline. Dépourvu de toute servilité, son geste ne fait que rapprocher leurs deux visages. Il a de bien longs cils, relève Rubin — et il ne cligne pas des yeux. Le parfum capiteux et anisé de tvirine le suit comme sa propre ombre, et Rubin remarque à sa traîne une faible odeur de térébenthine. 
Instinctivement, comme si se sentant acculé, Rubin se lève. 

« Je peux vous aider ? demande-t-il, les dents serrées.
 — Vous a-t-on déjà peint ? »

Cette question, l’architecte ne l’avait pas posée ; il l’avait lâchée, jetée, lancée aux trousses du regard de Rubin sur lui, un peu effaré (effarouché). La question le prend par surprise — moins que l’enthousiasme à peine dissimulé qui fait trembler la voix qui la pose. Il se balance d’un pied à l’autre, nerveux, agité. L’architecte l’imite et lui, plutôt, semble danser. 

« Pas vraiment, répond-il. 
— Pas tout à fait un oui, pas tout à fait un non », Piotr fredonne, ses yeux perçants rampant le long de sa gorge, sur son menton, ses joues — Rubin s’en rend compte maintenant : le dessinant déjà… 
« Non, se corrige alors Rubin. Non, on ne m’a jamais peint », insiste-t-il, saccadé, comme s’il confiait un grand secret. 

Il sent le coup de crayon de son regard pointilleux sur l’aile, puis l’arête de son nez. 

« Puis-je ? » demande Piotr.

Rubin sent sa gorge se serrer. Il est direct, le bougre, il s’entend en penser. Direct sans être agressif ; il est même plutôt… pas vraiment passif, plutôt résigné. Sa voix, cotonneuse autour d’une pointe d’ivresse et d’entrain aiguisé, semble du genre à s’attendre à un non. Rubin se demanderait presque pourquoi il est venu tenter sa chance, s’il se voyait déjà perdant. Rubin refuse de laisser Piotr l’apitoyer — sans doute qu’il n’aimerait pas vraiment ça non plus. 
Haut les cœur, Stanislav. C’est pas tous les jours qu’on vient vers toi.

« J’ai quelque chose à y gagner ? »

Eh bien, sans doute que Piotr s’attendait à tout sauf à ça. Son regard convoitant s’évapore, laissant dans le sillage de sa transe un grisonnement brumeux, et ses lèvres s’affinent en une ligne amère et pincée.

« J’allais offrir ma compagnie, raille-t-il, mais je doute que cela vous convainque. »

Rubin hausse les épaules : ça ne l’étonnerait pas qu’il ait vu pire. (Bien sûr qu’il a vu pire. Bien sûr qu’il a vu pire.)

« Soit je pars avec vous, soit je rentre seul, pas vrai ? Je ne serai satisfait de mon choix qu’après en avoir vécu les conséquences.
— Et vous avez l’habitude de rentrer seul ? »

Rubin l’observe, un sourcil levé. Piotr a tourné la tête de oh-si-peu, et la marée de son regard en biais va et vient sur son visage. 

« … Pas contre mon gré » répond finalement Rubin. 

Quelque chose d’à-peine-perceptible et d’indéchiffrable traverse la plaine blanche du visage de l'architecte.

« Il n’y a aucune raison d’en faire quelque chose de si tatillon et compliqué. »

Dans sa démarche, dans la manière mesurée qu’il avait de peser chaque mot — méticuleux, peut-être, ou juste trop éméché pour penser clairement — Rubin croyait deviner qu’il espérait que ça ne le devienne pas, pas plus que lui-même—qui semblait l’être trop, déjà, à son propre goût. Sa posture, ses mains, son regard — tous faits de nœuds, d’entrelacements nerveux. 


       L’architecte l’invite le premier. 
Rubin n’en est pas mécontent : son appartement, austère, misérable, est peint de son deuil comme d’une fine couche de suie, recouvrant les murs et meubles de gris du sol au plafond. Ce n'était pas un endroit où inviter de la compagnie — ce ne l’était plus
Rubin se demande s’il est dans les habitudes de l’architecte de hanter les recoins du bar sombre, comme s’il pouvait lui-même devenir ombre, à la recherche d’hommes (oh, et seulement d’hommes ?) à portraiturer. (Oh, et seulement portraiturer ?)
Rubin se crispe, espérant que l’architecte ne le remarque pas. Il rejoue la conversation dans sa tête, interrogeant mot après mot, disséquant — sale habitude ! — chaque lettre à la recherche d’une allusion, d’un sous-entendu qui lui aurait échappé, mais ne trouve rien. Haut les cœurs ! Si la nuit le veut, il se retrouvera tout con face au malentendu, et puis ils se démerderont. Il a vécu pire qu’un quiproquo gênant.
Il est peut-être encore plus gênant, là, maintenant, pour lui d’y penser autant. “Il n’y a aucune raison d’en faire quelque chose de compliqué”, avait bien dit Piotr, et pourtant… 
Et pourtant, il te faut le faire pour deux ? 
(Et s’il est bien franc avec lui-même, Stanislav s’avouera qu’il en a entendu, des choses sur les… penchants de l’architecte. Et il s’avouera, ce qui est bien pire, que si c’était le cas, il en serait un peu flatté.) 
Rubin le suit, ses pas à la traîne de son long manteau noir. Piotr ouvre, puis lui tient la porte, la calant de son poids. Rubin se demande s’il est bien sage de le suivre — si ce n’est parce que la populace le dit dangereux, du moins parce qu’il semble ivre.
Ivre, certes, mais zélé tout de même : son regard rampe le long des bras de Rubin depuis le creux nu de ses poignets, s’insinue dans le col de son manteau comme un reptile ou une araignée. Il le dessine, Rubin se répète. Il a commencé à l’esquisser.

.✴︎.

       L’air est tiède dans la mansarde, s’étant réchauffé, en montant, depuis le rez-de-chaussée d’un froid mordant et capiteux. Les odeurs de tvirine, de térébenthine, de clous de girofle, de verveine de menthe poivrée de cumin de rouille de peinture à l’huile se jettent au cou de Rubin quand il franchit le seuil, manquant de peu de l’assommer, le faisant tituber sous la violence de leur coup.
Sous les combles, la lumière se retire au regard de Rubin comme le fantôme d’une marée basse. Elle s’infiltre dans les interstices du plancher, dans les pupilles des yeux du bois, niche dans les creux de la toiture, cédant place à de longues ombres dans lesquelles l’architecte se confond. Dans la pénombre, les effluves déjà enivrantes semblent s’enhardir, soupirant dans le dos de Rubin, attisant sa chair de poule comme un vent des braises mourantes.

« Je vous offre quelque chose à boire ? » demande Piotr. Quand Rubin se tourne vers lui, son visage pâle, ses mains qu’il garde obstinément serrées devant lui et la silhouette trouble du haut de son corps telle que la dessine sa chemise blanche s’extirpent de l’obscurité comme l’écume se brisant sur les rochers.
Rubin regarde autour de lui, compte les cadavres de bouteilles éparpillées. « Vous partageriez de la tvirine, j’imagine ? »
Piotr s’agite d’un lent haussement d’épaules et d’un sourire malgracieux et désolé. « Tout ce que j’ai, il admet. Mon plus sale vice.
— Je me permets de refuser, alors, s’excuse Rubin. Ce n’est rien contre votre hospitalité, je trouve juste qu’elle a tendance à… » Rubin cherche ses mots. « Me coller une migraine incroyable. Sans vouloir offenser votre frère, évidemment, ni sa… création. »

L’architecte rit. Piotr rit, et il n’échappe pas à Rubin que sa voix est lourde d’une autodépréciation amère ; il pense quand même y entendre une légèreté qui le surprend.

« Oh, j'estime qu’il se soucie peu de ce que l’on peut penser de sa liqueur — tant que l’on la consomme… » 

Son sourire se défait ; ses lèvres se tirent en une ligne fine comme une lame de rasoir. Tant qu’on la consomme, tant qu’on la consomme… Le regard de Rubin galope à nouveau sur les bouteilles qui jonchent le plancher. 

« Voudriez-vous bien vous asseoir ? »

Piotr a bondi de son coin et trotté jusqu’à son tabouret. Il s’y débarrasse de son manteau d’un haussement d’épaules ; la cape noire s’avachit à ses pieds comme un tas de charbon. Perché sur son siège, penché sur la toile dont il s’est emparée, l’architecte s’affaire ; ses mains, serrées de manchettes noires, battent nerveuses et volatiles comme les ailes d’une pie. Il observe Rubin alors qu’il aplatit la couverture mal pliée, les oreillers brodés sur le lit défait. Il est froid, remarque-t-il ; avec la température des combles, cela veut sans doute dire que Piotr ne s’y est pas couché. Il s'assoit. 
Ce n’est pas tout à fait un ronronnement qui fait vibrer la gorge pâle de l’architecte, pas tout à fait un sourire satisfait qui agite ses lèvres fines — mais s’en est assez proche pour que Rubin sente le besoin de se dérober ; l’instinct fébrile d’un animal piégé. C’est bien triste que ça te fasse réagir comme ça, tu le sais ? C’est misérable. Il se crispe, attend que la poigne écrasante de cette pulsion s'adoucisse ; respire longuement comme pour faire passer le choc d’une hydrocution. Il frotte de ses mains ses cuisses comme pour mieux faire circuler le sang. 
Piotr l’a regardé. Il l’a regardé et n’a rien dit. Derrière son chevalet, il n’a l’air ni inquiet, ni blessé, ni dupe. Rubin s’installe. Il se défait de son manteau, le laisse s’avachir en une montagne de plis de cuir derrière lui, sous lui, désinvolte — l’aisance sonne faux. Piotr se garde de lui donner des ordres, plutôt curieux (, intéressé…) et Rubin décide de mettre ses mains derrière lui, s'affaissant de peu en arrière. Quelque chose effleure les œillets de sa veste, le laçage de cuir, le col — c’est encore le regard de Piotr, et il commence à s’y faire. À un peu trop s’y faire… Ça lui prend d’un coup : 

« Ça vous vient souvent, de hanter ce bar pour trouver des gens à qui demander de poser ? 
— Ça m’arrive. 
— Comment vous les choisissez ? »

(Oh, il a très envie, mais ça serait bien trop insolent et cavalier, de demander : qu’est-ce que vous me trouvez ?)

« Hmm », fredonne d’abord Piotr, pensif, essuyant son pinceau sur un bout de tissu taché. « Un beau nez, commence-t-il, de belles mains… Des yeux avides, des traits fougueux…
— Et pour moi, c’était quoi ? »
Piotr lui sourit. Rubin sent son cœur faire voltige dans sa gorge. « Si je vous le disais, je crains que cela ne vous monte à la tête. » (Rubin sent sa bouche s’assécher.) 

Du manche de son pinceau, Piotr l’invite à se débarrasser de ses bottes, de ses gants. Rubin se déchausse en poussant le talon de cuir avec la pointe de son autre autre pied, comme si ce n’était qu’une formalité. Il est bien brave, tout d’un coup — comme s’il pensait devoir faire ses preuves, montrer qu’il lui en faut plus pour flancher. (Sale habitude, hein ?)
Et puis, alors qu’il lui faut découvrir ses mains, le voilà qui hésite. Et puis, alors qu’un coup d’œil nerveux lui échappe et se jette au visage de l’architecte, Piotr détourne le regard.
Rubin repose derrière lui ses mains nues, s’appuyant sur ses paumes. Il n’est pas sûr de pouvoir tenir longtemps, assis ainsi, joue contre épaule en une pose qu’il veut désinvolte et détachée. Il entend un court cliquetis de langue alors que Piotr se prépare, puis pêche dans un bocal un bâtonnet de fusain qui tache immédiatement ses longs doigts blancs. 
Son regard s’épingle sur les contours de Rubin ; son visage, d’abord, qu’il cavale d’un trait ; de sa gorge à son abdomen—comme si ces yeux pouvaient l’avaler. La vache, Rubin n’avait pas eu le temps de s’y habituer, à ce regard, au bar. Il n’en avait eu qu’un aperçu, un avant-goût — goût froid, acerbe, anisé. Et maintenant… Ha, maintenant, ce n’est pas comme si la saveur de tvirine s’était dispersée. Tiède, à présent, elle semble balayer la mansarde d’un brouillard fin, soyeux, empruntant à Piotr un voyeurisme peu gêné.

« Et donc, je ne bouge plus ? 
— S’il vous plaît. »

Nom de dieu, peut-être. Peut-être bien que ça lui plaît. 


       Les rideaux frémissent, comme agités de murmures ; le plancher grince. Les poutres de la charpente semblent s’incliner comme les longs cous noirs de cygnes, les ailes des volets battent lentement. Tous écoutent Rubin. Tout écoute Rubin. Alors qu’il inspire et expire profondément, se rendant peu à peu compte que tenir sa pose est plus dur que ce qu’il pensait, il croit entendre la mansarde soupirer avec lui. Il se rend bien compte que c’est une pensée ridicule mais, de là où il est, il est presque sûr de ne pas pouvoir entendre Piotr respirer.
Serait-ce si inconcevable ? Il a entendu dire que les escaliers-spirales avaient été entendus fredonner. Bruit court que la Tour sait chanter. Un fil étrange relie tous ces édifices ensemble — une corde raide le long de laquelle l’architecte, funambule, semble s’épuiser à marcher. 

« Vous pensez, déclare Piotr.
— Ça m’arrive. »

Un rire cotonneux et mâché, dépourvu de malice, s’échappe du sourire de l’artiste. 

« Bien mauvaise idée », fredonne-t-il, et Rubin se trouve bien surpris de sa légèreté. 
« Sale habitude », répond Rubin. Piotr sourit encore, et Rubin manque à peine de l’imiter.

Un pli intense barre la peau de son front : son attention fixée sur la toile, l’artiste semble en pleine réflexion. Est-il peu convenu de le regarder ? (Hé, Piotr l’a fait le premier…) Rubin laisse planer son regard sur sa palette et y observe de l’ocre, un brun terre-de-sienne, un rouge fauve et argileux. Les couleurs de l’ébauche, il pense comprendre — il n’y connaît rien mais, examinant les alentours, peut trouver sous ces combles d’autres toiles abandonnées ainsi à leur sort, figées dans cet état, laissées pour mortes. 
Les hommes peints là — ah, pas que des hommes (mais Rubin serait un menteur s’il tentait de convaincre qui que ce soit que ce n’est pas par ces portraits qu’il est le plus intéressé) — que sont-ils devenus ? Rubin pense pouvoir deviner, entre les traits de mines de plomb, les coups de pinceau grossiers, les ratés et les repentirs, ici un cou tendu, là des épaules, encore plus loin l’oblique musclé d’un torse flanqué de bras. 
C’est donc bien une habitude… Doit-il se sentir rassuré de ne pas être le premier ? 

« Vous aussi », Rubin réplique.
Piotr fait la moue. « Je réfléchis, le corrige-t-il. 
— Grande différence ?
— La pensée est vagabonde. La réflexion est… sensible, structurée. »

(Vous n’avez pas l’air de l’être, Rubin se retient de railler. Même si vrai, ce serait malpoli.)
Ces hommes peints sont-ils quelque part, également figés ? … (Rubin ne veut pas poursuivre le train de sa pensée : “laissés pour morts…?”)
Le fusain, sec, rêche, capture les traits de Rubin. Capture — quel mot… Est-il capturé ? Est-il eu, attrapé ? (Et s’il l’était, Piotr le laisserait-il s’échapper, une fois ce portrait fini ?) Rubin peut presque sentir la mine tracer les angles crus de ses épaules, hachurer les plaines de ses flancs telles qu’il les voit — ou peut-être les imagine — sous le cuir de sa veste, galoper le long de ses bras jusqu’au bout de ses doigts, gratter la surface de ses phalanges, de ses ongles rongés. Il en oublierait presque qu’il a ôté ses gants. (Il y pense. Il a ôté ses gants. Il se retient de serrer, par réflexe, les poings.) Piotr, apparemment captivé, ne flanche même pas dans son esquisse pour commenter sur des ongles abîmés. 

« Vous êtes tendu.
— … Quelque peu. 
— Ça se voit. Vous m’empêcher de bien vous dessiner. »

À ce point-là…?

« Vous ne pouvez pas garder vos bras droits. Vous tremblez. Vous repositionnez vos paumes toutes les cinq secondes.
— Désolé…
— Vous n’êtes pas confortable. Quelque chose vous gêne ? »
Rubin ne sait trop quoi répondre. Le silence lourd, affamé de la mansarde. Le regard perçant, moiré du peintre. Son propre deuil palpable, amer, mordant, qu’il sent le pourrir de l’intérieur, le priver d’air, de sang. « J’ai choisi une pose un peu trop dure à tenir et j’en subis les conséquences », tente-t-il de plaisanter.

Le regard en biais de Piotr le traverse comme une flèche. Il ne rit pas. Il peut deviner. 
Quand l’architecte lui demande de s’allonger, Rubin le fait. 
(Bon petit chien. Chien de garde. Garde à vous…)
(... Est-ce une habitude de son hôte d’inviter des hommes à être peints, et leur demander de s’allonger ? … Rubin s’en sentirait presque jaloux.)
Il toussote, comme si cela pouvait chasser cette pensée de son esprit. Piotr lève les yeux de sa toile et l’observe à travers le squelette de son chevalet. 

« Vous pensiez », répète-t-il, et Rubin sent un petit rire nerveux pétiller au fond de sa gorge. 
« Un de mes moindres défauts… »

Piotr s’est avancé. Il a pivoté de peu son plan de travail et son tabouret, dégageant son champ de vision pour commencer, enfin, à peindre. Rubin se voit ; de fusain noir, gravé dans la toile à coup de burin rouge et terre-de-sienne, saignant à travers les mailles du lin et vers le bas, serpentant fauve et ocre le long des jambes du chevalet. Et, pire que ce à quoi il s’imaginait — on dirait bien lui. On dirait bien lui. Plus qu’un pincement — une poigne meurtrie s’attaque à son cœur quand il peut deviner, sous la couche rouge et humide de pigments mélangés, son expression peinée, pensive et sombre. (Il le pense, mais n’ose pas vraiment se l’avouer : il a l’air… Hmm. Ah, que dire… Doux. Délicatement dessiné. Il ne peut pas être sûr que son âme ne finira pas piégée dans ce portrait mais, finalement, ce n’est peut-être pas si déplaisant d’être peint sous ces combles — sous les yeux de Piotr —, d’être soigneusement façonné.) 
Rubin cale son souffle sur le reflux imaginaire d’une marée. Les courants d’air traversent la mansarde, rapides comme des araignées sur le plancher. 


       Rubin voit Piotr s'énerver. Il se frustre. Ses yeux ne peuvent s’empêcher de se jeter dans un coin reculé de la pièce, et Rubin peut bien voir qu’il a là entreposé des peintures inachevées. Dépourvues de pudeur, les toiles sont bariolées d’une rage peu contenue, d’une exaspération poussée, d’un désespoir palpable et effréné. Peut-être que Rubin finira comme ça… Recouvert de gris, de noir, la toile meurtrie et poignardée. 
Piotr se rapproche, tirant le chevalet avec lui, poigne serrée autour d’un tasseau comme si le bois était vivant et qu’il cherchait à l’étrangler. Sa lèvre inférieure frémit. Les pieds de son tabouret raclent le parquet comme des griffes s’arrachant des planches tachées. Rubin ne bouge pas — retient même sa respiration, se crispe puis se détend, attend que Piotr finalement se remette à peindre. 

Une main—sa main surgit, blanche-longue-calcaire, la manchette noire de sa chemise comme un bracelet d’encre ou de suie. Trois longs doigts, prolongés de griffes ovales, ajustent le col de Rubin, le revers de sa chemise; papillonnants, perdues phalènes, le cuir brun semble les brûler. 
Rubin voit l’artiste se perdre, s’éperdre, son sang-froid se désagrège comme de la craie. 
L'exaspération agite les traits de Piotr. Tirés, tiraillés, ils sont comme prêts à céder. 

« Je ne vous toucherai pas », il dit finalement — il soupire, comme si devant se retenir de crier, grogner, ou grincer des dents. Ses mains s'agitent devant la toile, agressives, tendues, tendineuses ; essayant de déchiffrer son visage contraint, Stanislav n'est pas sûr s'il parle du lui-chair ou du lui-peint.

« Quelque chose ne va pas ? » demande Rubin. 
« Rien dont vous ne devriez vous inquiéter. 
— Ça ne me rassure pas vraiment… »

Piotr rit. Il rit, il dévoile deux petits crocs blancs sur le fond rouge de sa bouche tordue, comme anesthésiée. Rubin sent sa gorge se nouer — l’espace d’un instant, il pense à tous les modèles vivants qui, couchés sur toile, hantent le grenier, au rouge de l'ocre, du terre-de-sienne.
La main de Piotr volète vers lui, ajuste encore son col en une pastiche un peu grossière d’un geste qui l’aurait incité à se rhabiller. 

« Restons-en là », dit-il. Sous le regard perplexe de Rubin, il ajoute : « Reviendrez-vous demain ? 
— Vous m’invitez ? 
— Évidemment. Je ne finis pas un portrait en jour… Je ne finis plus. 
— À quelle heure, alors ? 
— Quand vous pouvez. » Piotr semble se ressaisir. Il prend l’une de ses mains de l’autre, semble en canaliser les battements. « J’ai… entendu dire que vous risquez d’être occupé. »

C’est pas peu dire… 

« Je ne peux pas vous promettre que cela se passe différemment, mais être un peu plus sobre m’aidera sans doute…
— Vous me promettez d’être sobre ? » Piotr ne répond pas. « Vous pensez pouvoir vous avancer à me dire que vous serez sobre ? » Il ne répond pas là non plus, il sourit. 
« Je ne me permettrais même pas de m’avancer sur une promesse que je saurais pouvoir tenir. »  

Piotr se lève et, du bout de ses pieds, avance vers Rubin depuis l’autre côté du lit les bottes dont il s’était débarrassées. Il le regarde se rhabiller de son manteau et le précède à travers la pièce, dans les escaliers, au rez-de-chaussée jusqu’à la porte d’entrée. 
Rubin le voit s’avancer dehors et faire un pas de côté avant de lui souhaiter une bonne nuit. Superstitieux, l’artiste ?
Piotr s'incline du haut du corps. Léger, rapide, un peu gracieux malgré tout, malgré le poids qui semble écraser ses épaules et son dos — une révérence digne d’être vue par une femme de la haute société, et Rubin s’imagine qu’il s’agit d’une habitude formée sous le regard de Maria, de Nina, un réflexe de politesse.
Rubin réciproque — quand il relève la tête, les yeux de Piotr posés sur lui sont mi-clos, amusés. 

Rubin rentre, il est bien tard. 
Le ciel est d’un noir d’encre, bouillonnant, où des nuages ici et là forment à la lumière de la lune une écume grisonnante. 

.✴︎.

       Ça ne le surprend même pas : Rubin revient. Il se présente à la porte, et le vent lui-même semble l’ouvrir. Il peut entendre des pas au grenier. 

Alors qu’il pointe sa tête à l’étage, Rubin trouve Piotr au milieu de la pièce, debout tout droit. Il a changé sa chemise à manchettes noires pour une autre, toute blanche cette fois ; deux voiles blanches, ses bras s’agitent, balayent l’air, avant que ses mains ne s’emparent de pinceaux avec la vivacité de becs de mouettes. Son manteau est drapé sur un fauteuil bergère, comme s’il avait déjà commencé, ou comme s’il ne s’attendait pas à un visiteur. 
Ses joues sont moins rouges que la veille, le blanc de ses yeux l’est plus. Il est aussi sobre qu’il pouvait se forcer à l’être, mais il avait sacrément mal dormi. Entendant un soupir du parquet sous ses pas, il se retourne vers Rubin.

« Vous semblez surpris, dit ce dernier.
— Je le suis un peu, je vous avouerais. 
— Vous pensiez vraiment que je ne reviendrais pas ?
— Vous n’auriez pas été le premier. 
— Vos modèles auraient-ils peur de vous ? »

Rubin plaisantait, mais la monotonie de sa voix n’avait pas vraiment transmis le ton ; l’étonnement sur le visage de Piotr se teint d’une amertume refoulée.

« Peut-être bien », dit-il. Sobre, la clarté dans sa voix est prononcée, émoussée mais blessante.
« Et bien, je dirais que ce sont des lâches. »

Rubin n’arrive pas à le faire rire, pas cette fois. L’artiste penche la tête et son regard balaye le visage de son invité — Rubin pense pouvoir y lire qu’il y trouve quelque chose de nouveau.

« Je ne vous fais pas peur ? »
Rubin doit y réfléchir un petit moment. « Avec tout le respect que je vous dois, je me crois capable de pouvoir vous neutraliser. Ma poigne fait deux fois le tour de votre poignet. »

Il exagère. (Et il n’a pas répondu à la question.)

« Retenez-vous de me menacer sous mon propre toit ! » Piotr plaisante. (Un peu, beaucoup…)

Rubin n’a pas besoin de l’entendre lui demander de s’asseoir ; il se débarrasse de son manteau, de ses bottes. Alors qu’il pousse de son pied ses chaussures jusqu’au chevet du lit, Piotr dérobe son manteau. Il le drape d’abord par-dessus le sien puis, après un coup d’œil au portrait, attend que Rubin s’asseye pour l’arranger en plis méticuleux derrière lui. 


       Rubin fait claquer sa langue contre son palais, un petit bruit humide et sourd. 

« Je peux vous demander pourquoi vous me faites poser habillé ? »

Haut les cœurs ! C’était presque qu’il s’ennuyait…
Du coin de l'œil, il voit le regard de Piotr se lever, placidement se poser sur la falaise de son front, descendre le long de sa joue, à la recherche d'un indice de sens, de ton. Il prend dans une main le torchon humide qui pendait du chevalet et, pinçant les poils de son pinceau dans le tissu mouillé, le débarrasse pensivement de la peinture qui s'y accrochait. 

« Je ne vous suis pas, répond Piotr après une pause songeuse.
— Je vois bien vos autres portraits... Des bras nus, des cous, des torses dévêtus… »

Piotr l'observe. Rubin pense le voir suivre son regard jusqu'aux toiles mentionnées, comme s'il avait oublié leur présence. Piotr interroge chacune des collines et chacuns des fossés sur son visage, sa gorge, jusqu'à l'entrebâillement de sa chemise, aux tendons dans ses poignets. 

« Je ne vous retiendrais pas de vous déshabiller, si l'envie vous en prenait », déclare-t-il alors. Rubin ne répond pas, le souffle coupé. « Mais peut-être vous demanderais-je de vous abstenir jusqu'au prochain portrait. Voyez-donc, j'ai commencé à peindre les reflets du cuir. Il me chagrinerait de devoir peindre par-dessus. »

Rubin hoche la tête — hâtif, désireux de laisser tomber le sujet et, il lui vient en tête avec un certain malaise, pas assez gêné à son propre goût. (C’est bien plus terrible à penser qu’à ne l’écrire et Rubin sent sa gorge se serrer.)
Piotr discerne son empressement — Rubin le voit discerner son empressement. 
Mais — pour le meilleur ou pour le pire — il ne dit rien. 
Pinceau en main, il le porte à la toile. Il le porte à la toile et Rubin croit en sentir, le long de sa mâchoire où glisse le pigment, l'effleurement humide. 

Se reconcentrant sur les portraits autour de lui abandonnés, Rubin réalise qu’il est le seul à avoir été peint en entier…

« Ne vous y méprenez pas, Piot interrompt le vagabondage de son regard, la plupart de ces messieurs, j’ai trouvés profondément insipides. » L’ombre d’un sourire obscurcit le coin de sa bouche, l’agite comme une brise. « Mais, bien qu’insipides, bien que vains — ravissants. »

Il se tourne vers Rubin, et Rubin s’attend, dans l’entretemps qu’il prend à attraper son regard pour le soutenir, à le trouver si ce n’est moqueur au moins un peu dérisoire. Il n’en est rien — son œil bleu est évasif, presque pudique ; une bille qui, insufflée d’ardeur, roule le long du visage de Rubin, de la cicatrice de son front jusqu’à la niche dans le marbre de sa gorge, entre ses clavicules. Rubin y trouve une provocation, une tentation, une perche tendue — une fois qu’il s’en rend compte, elle lui apparaît presque grossière. 
Haut les cœurs, le voilà enhardi. Il s’avance sur un pied de danse, voyant bien les pas que Piotr l’encourage à prendre. 

« Je ne vous étonnerais pas si je vous admettais avoir entendu de vos penchants. 
— Je ne les dénierais pas. »

Pas de valse — de la main, du pinceau, des traits qui dansent le long du bras de Rubin.

« Je dénierais les racontars prétendant que j’aie couché avec qui que cela soit parmi eux, néanmoins » Piotr ajoute, d’un air piqué.

Son honnêteté prend Rubin de court et il se fige, l’observe ne pas se dérober, ne pas se reprendre ou se corriger. Il continue à peindre, concentré.

« Ça vous surprend ? » demande-t-il, plus intéressé par la réaction de Rubin que par le poids de ses propres mots — poids-plume sur sa langue, a-t-il semblé, que Rubin a cru sentir le toucher. 
« Bien différent de votre frère sur ce point, alors—pardonnez-moi de m’avancer. J’ai entendu de lui qu’il était… munificent  dans ses affections. »
Piotr se déride ; un rire silencieux s’échappe de son nez. « Il a… un bien plus grand cœur que moi. Plein de petits trous pour laisser passer la lumière… Et les gens au travers. 
— Vous compare-t-on souvent ? 
— Trop à mon goût, pas assez au sien — ou vice-versa, dépendant des jours. »

Les deux rient, Rubin presque par réflexe, navigant des eaux inconnues ; ou par solidarité, alors que Piotr semble amèrement amusé. 

« Il pense qu’autant séduire me protège, d’une manière. Qu’il m’épargne toutes les affres de l’amour en les attirant sur lui. 
— C’est louable… J’imagine.
— J’en conviens. »

Il rince puis sèche son pinceau. Essuyant les pigments se languissant au cou de la virole, il fait la moue — il pense, puis continue :

« Cependant, j’aimerais que ses modèles cessent d’attendre de moi les mêmes choses que de lui quand ils passent de sous son trait à sous le mien » il marmonne, les dents serrées, apparaissant sincèrement ennuyé. « Cela va finir par me mettre sur les nerfs… »

Il est pensif un instant, puis fait une grimace exagérément blessée : il invite Rubin à se moquer de ce monde insulaire qui lui est étranger, des mœurs d’artistes desquelles il est complètement écarté. 
(Le gratte à l’arrière du crâne—lui attise un feu curieux sous l’os blanc occipital—le démange, le démange, la réalisation qu’il a été invité avant, qu’il y a déjà été invité : quand Piotr, au bar, l’a abordé…) (Il le pense.) (Il ne se l’avouerait pas : il l’espère.)

« Vous m’avez invité, et votre frère ne s’est pas interposé… »

Merde, non…! — trop tard, l’allusion lui a échappé, bête sauvage et vorace d’attention et de désinhibition. 
Et voilà que Piotr épingle son regard au sien:

« Je lui en ai interdit. »

(Le démange—l’attise—l’appâte—Rubin retient sa respiration comme s’il se retenait de tomber dans un piège, comme s’il y avait un piège dans lequel tomber.) (S’il y en avait, Rubin ne se fait pas d’illusion : il pense bien se faire choper, patte la première, se faire pendre, sans pouvoir l’éviter. Sans vouloir l’éviter—chut, mieux vaut ne pas l’écrire à voix haute.)

« Me trouvez-vous insipide ? »
Piotr lève les yeux de la toile. « … Puis-je vous confier quelque chose ?
— Certainement. » (S’il vous plaît, s’il vous plaît… Rubin s’agite à se sentir le seul si vulnérable — et il ne s’est pourtant pas si découvert.)
Piotr sourit. « Je ne partage pas aux gens que je trouve insipides le fait d'avoir trouvé leurs prédécesseurs insipides.
— … C’est un non, alors ?
— Vous m’avez surpris jusqu’ici. Continuez. J’apprécie.

Alors que Rubin se reconcentre, se replonge dans l’immobilité de la pose qu’il tenait, il descend sur lui, doucement d’abord, rosée, puis si violemment qu’il sent la tête lui tourner, la teneur de la discussion passée. Avec quelle facilité Piotr lui répondait, lui renvoyait, miroir brumeux où Rubin pouvait chercher son propre visage, ses questions, la tentation latente qu’il avait de creuser, de voir jusqu’où il pouvait le pousser avant que ça ne devienne trop — et Piotr n’avait pas bronché.
Rubin se rend compte, alors que Piotr claque la langue, un petit tic le rappelant à l’ordre — ne bougez pas — qu’il peut toujours pousser. Piotr s’épanche comme une nappe d’huile, une tache d’encre ; sa voix, diluée, l’appâte, s’amuse à lui échapper.
S’amuse-t-il ainsi ? Il doit être bien seul, Rubin se prend à penser — et à réaliser que lui-même doit se sentir plus seul encore pour si pressément vouloir continuer. 

« Je vous aurais cru plus intéressé par… le genre dilettante. L’esthète… »

Il plaisante, il se veut léger. Il se veut appât, amusé — miroir de Piotr quelque instants auparavant, lui tenir tête (comme s’ils se battaient…).

« Je l’aurais cru aussi. »

Concis et tranchant. Coupure propre et sèche au travers de Stanislav. Cette voix — quelle belle lame. L’évocation est enivrante — il frissonne terriblement. 

.✴︎.

       Vint le troisième jour. Vint la troisième nuit, après le troisième jour. 
Elle lui colle à la peau, l’odeur du sang ; l’odeur de la rouille, des outils enveloppés d’un parfum métallique, musqué. (Quelque chose de pourri, refluant du Royaume des Morts.) Il se surprend à courir jusqu’à la maison de l’Architecte ; à soupirer de soulagement quand il aperçoit les longues pattes noires de l’échaufaudage se dessiner dans le brouillard comme si elles le retenaient.

Piotr est ivre. Son ivresse joviale, cavalière, un peu impertinente que Rubin avait vue au bar s’est muée en une nappe froide, poisseuse, qui semble le noyer ; une viscosité pétrolière qui, parasite, s’accroche à ses cheveux mouillés. Le parfum de tvirine est lourd comme du plomb, dense comme du mercure — aucun moyen que la peste ne s'immisce ici. Même Piotr semble peiner à naviguer ces effluves dévorantes comme une mer agitée.

« Je peux partir, si vous préférez, dit Rubin.
— Restez, martèle Piotr. (Il s’adoucit ; semble s’être épuisé.) Restez, répète-t-il. J’ai quelque chose à finir. (Il se corrige:) Nous avons quelque chose à finir. »

Alors que Rubin hausse les épaules pour se défaire de son manteau, Piotr apparaît derrière lui — oui, semble apparaître, ayant disparu de là où il se tenait, glissé dans les fentes du plancher, ressurgi. Ses mains—ses deux mains marmoréennes, oiseaux furtifs, maigres d’ailes et que l’alcool crible de plomb s’affairent aux épaules de Rubin. Piotr le débarrasse de son pardessus.
Aujourd’hui encore, il l’arrange sur le lit où Rubin a, maintenant, pris l'habitude de poser ; méticuleusement, il plie le cuir à la volonté du croquis. 
Rubin s’installe, et les coussins sont tièdes.


       Il y a quelque chose de pourri au Royaume de l’Architecte — quelque chose sur lequel Rubin n’arrive pas tout à fait à mettre la main. Loin des relents asphyxiants de rouille qui s’épanchent d’un champ de bataille ou des émanations de pourriture souterraine dont on se plaint aux portes de l’Étendue et dans l’est des Tanneries, c’est une odeur âcre, aiguë, pointue. Rubin n’est pas dupe — du peroxyde d’hydrogène, en trop grande quantité pour n’avoir servi qu’à désinfecter. Son regard râpe, racle le sol — pas de rouge, pas de tache (c’était peut-être là le but du peroxyde d’hydrogène…).
Recouvrant cette âcreté, Rubin peut sentir s’attarder, comme un enduit poisseux, un parfum capiteux de menthe poivrée. (On a essayé de noyer ce qui a servi à noyer.)
Rubin rassemble son regard vagabond. Frottant contre la toile, la main de Piotr s’est couverte d’ocre rouge et de carmin. Distraitement, Rubin gratte de son pouce sous les ongles de son index, puis de son majeur, là où la viande et les éclats d’os avaient tendance à se loger. 


« … Nous avons tenté de fuir, mon frère et moi. 
— Pardon ? 
— Nous avons tenté de fuir. » La toile frissonne de son coup de pinceau. « Mon frère, moi, Éva. La nuit dernière.
— … Et ça n’a pas abouti. »

Piotr secoue la tête. 

« Je voulais m’excuser.
— Pour quoi donc ?
— Si j’étais parti sans un mot, vous n’auriez jamais pu voir votre portrait fini. » Il rit jaune. « Il reste des chances que vous ne le verrez pas… mais je préfère ne pas tenter le sort. »
Rubin hausse les épaules. « Je ne vous en aurais pas voulu. Je doute que vous soyez les seuls à vouloir partir. (Les nerfs le démangent. L’amertume dans la voix de Piotr le laisse penser qu’il en a abandonné, des portraits.) Je n’ai pas… besoin d’un portrait, vous savez. »

Piotr lui jette un coup d’œil — oui, jette et coup, furtif, presque violent, presque amer le heurtant. Il semble se reprendre, et Rubin est persuadé de pouvoir sentir son regard s’adoucir, aussi tangible qu’un coup de pinceau à même la peau. Il frissonne. 

« … Vous n’en avez pas besoin, mais est-ce que vous le voulez ? »
Rubin se choque de ne pas pouvoir répondre. Un vide—un grand vide, un noir absolu hante le creux de sa gorge. « … Je suppose. Sans doute un peu… »

Piotr aime cette réponse. Il l’aime, et c’est quelque chose d’entièrement différent que Rubin lit alors sur lui. Une sobriété tranchante.

« Vous hésitez. 
— … On ne m’a jamais peint. Je n’ai jamais développé de sentiments, bons ou mauvais, à avoir mon portrait tiré. 
— Et pourtant vous êtes venu. »
Rubin ne répond pas. Rubin ne saurait pas répondre. 
« … Alors, qu’est-ce que vous cherchez ?
— … C’est vous qui savez. Vous m’avez approché en premier.
— Vous avez accepté. »

(Il avait accepté. Il pense savoir ce que Piotr cherchait, il n’est pas sûr qu’il peut en dire de même. Il n’est pas sûr qu’il y ait quelque chose à chercher. 
Peste l’emporte : il se sent mentir à lui-même.)


« Qu'est-ce qu'il vous vient à l'esprit, quand vous peignez ? » (Rubin n’a pas pu s’en empêcher — le silence était devenu trop lourd.)
« Ça dépend des jours » répond Piotr, ne s’interrompant pas, « des saisons, des heures. (Rubin entend le bruissement de sa chemise alors qu’il se tourne vers lui.) Du modèle. »

Un ricanement bouillonne aux lèvres de Rubin et s’écorche au buisson d’épines de son sourire pincé.

« La flatterie ne vous mènera nulle part, répond-t-il.   
— Je ne m'abaisserai jamais à vous flatter, le corrige Piotr. Je trouve ça bien trop peu subtil... même pour moi.
— Vous avez l'air du genre subtil. » (C’est peu dire. Si les yeux de Rubin ne s’épingle pas assez franchement sur son visage, Piotr semble s’épandre dans la pénombre, s’y réfugier ; se dissoudre comme le sucre dans le thé. Si subtil qu’il en deviendrait presque abstrait.)
« On le dit. »

Comme si pour le lui montrer, Piotr ajuste sa prise sur le pinceau. Sa poigne s’adoucit, glisse le long de la hampe, se repositionne à son bout. Il loge le cou du manche, juste au bord de la virole, entre deux de ses doigts. Rubin le regarde faire, et quand Piotr se tourne, le regarde se trouver regardé. 
Rubin aime bien quand ils ne parlent pas. Rubin aime bien, aussi, quand ils parlent — il aimerait encore plus les moments où ils ne parlent pas si le silence n’était pas si lourd, dur, bruyant. Le silence ne s’immisce pas entre les regards : il se dilate pour les laisser passer, s’écarte des rives de leurs sillons comme une traîne de fumée. (Alors, Rubin pense, autant se regarder.)

« Pourquoi peignez-vous ? 
— Cela va faire des heures que vous êtes resté assis à poser, et vous ne posez la question que maintenant ? 
— Je fais la conversation, répond Rubin en haussant les épaules.
— Ce que j’ai à dire vous intéresse tant que ça ? s’amuse Piotr.
— Oui. » (Et même plus. Sa voix semble disperser les fantômes, et c’est étrange à dire — elle semble en venir d’un. )

Une moue songeuse étire la bouche de Piotr, sur la gauche, sur la droite, comme s’il roulait sous sa langue une gorgée de liqueur.

« Saisir, commence-t-il. Agrandir...Transposer... Capturer... Je n'aime pas le mot "préserver". »
— Mmh. Ça fait papillon épinglé.
— Précisément. Ah, d'une certaine manière. C'est... formel. Formol. Stérile. Clinique. Cruel… »
(Rubin ne le sent pas clinique, c'est plus son truc. Il ne le sent pas stérile. Il ne le sent pas cruel.) « Je sais que vous ne faites pas que peindre… »

Piotr secoue la tête — en fait un oui, peut-être. Il pèse, mesure, pose et repose ses mots ; le silence qui s'agrège autour de lui l’en libère et sa voix se fond dans l’air cotonneux.

« Je pense que j'essayais à l’époque de m’immiscer dans un prisme d'infinies possibilités. De modeler l’emprise de ce prisme désastreux d’infinies possibilités. De canaliser la foudre... » Il pense. Voilà que sa main flotte, que sa poigne s'amollit. Que son visage, lentement, semble glisser de son crâne, emportant dans sa chute le rouge de ses joues, ne laissant que le blanc de l’os dessous. « ... J'ai réussi. J'ai réussi, et maintenant, je n'ai plus rien d'autre à réussir. (Une pause encore qui, amère, empoisonne la moue de Piotr lorsqu’il s’y perd.) Elle ne me laisse plus rien réussir. 
— Elle? »

Son long doigt blanc, pigment terre-de-sienne sous la paleur de l’ongle, pointe au-travers de la fenêtre ; une girouette indiquand non pas la direction du vent, mais de la tempête : la tour Polyèdre qui, perchée sur le dard de sa tige, semblait narguer les coins de leurs yeux. 

« Évidemment. C'est à vous...
— Pas à moi. C'est à elle-même. Un prisme qui se possède, se reflète, se révèle. Tout ça, et rien à la fois. L'art... Elle... me tient comme une guêpe sur une toile d'araignée. »

Sa voix divague, devient-vague(s). Humide en ses creux comme un tréfonds marin, pareillement salé de larmes. Il se rattrape, se re-construit, son dos se raidit.  

« Pourquoi posez-vous ? »

Rubin cligne des yeux deux fois — il ne s’était pas attendu à la question. Il hausse les épaules, tentant de se dérober, mais Piotr ne le quitte pas des yeux. 
(Sale bête, il insiste…) 

« ... Peut-être que je me suis dit que j'aimerais bien être reflété, révélé. D'être préservé… (Il hausse les épaules, encore — tente d’être nonchalant.)
— Une histoire d'immortalité. 
— Oh, non. »

(C’est toujours la même chose. C’est toujours la même chose. 
Sale bête, sale bête, sale bête — le deuil se rue sur lui, s’apprête à s’abattre comme la queue gigantesque d’un cétacé, à le faire chavirer.)

« ... Peut-être que je voulais juste être sûr que quelqu'un d'autre voyait mon visage. »

(Devinez quoi ? Rubin le regarde, et se voit regardé.)
Piotr hausse la tête lentement, au va-et-vient d’une marée. 

Après une longue pause : « Je le vois. »
Et Rubin après une autre : « Je vous en remercie.
 — Il est plaisant à peindre. Le reste de vous aussi. 
— Pas de flatterie, on a dit. Vous me feriez rougir. » (Il plaisante.) (Je serais honnête avec vous là où il ne le sera pas: il ne plaisante qu'à moitié) 


       Rubin rumine. Piotr le regarde, et le peint ruminer. Ça lui vient comme ça : c’est pas plus mal ainsi. Rubin à l’habitude qu’on essaye de tirer de lui un aveu, une confession. De ses sourcils froncés et du fossé nerveux qui marque son front, on attend une explication, une révélation. On attend des comptes, parce que Rubin a une gueule à avoir des comptes à rendre — il le sait. (On attend des contes, et Rubin en a eu marre de mentir.)
Il se surprend à ne pas se trouver plus amer, laissé ainsi à penser. Piotr ne parle pas. Piotr n’a pas bougé, le peint ; ne le sermonne même pas quand, oublieusement, il agite un pied en pensant, déplace l’une des ses mains quand porter son poids commence à lui donner des fourmis.  

« Vous êtes du genre à ruminer, vous », il déclare sans penser. 

Il entend Piotr ricaner. Sa voix n’est pas vraiment amère, un peu déliée sur les bords, mal retenue, mal dessinée. Pendant un moment, Rubin pense pouvoir l’entendre songer.

« L’un de mes moindres défauts. »

Et Rubin rit. Rubin rit — pas longtemps, mais fort ; un aboiement, un coup de bâton, de tonnerre. Un frisson parcourt la mansarde entière. (Piotr a arrêté, juste pour cet instant, de le peindre ; il l'observe. L'observe s’esclaffer.)

« Cela fait-il partie du processus créatif ? » Rubin demande, presque espiègle, soudainement. 
« Le diable, commence Piotr, est dans les détails, cher Stanislav. »

Le prénom, de sa bouche, a semblé s’échapper. Rubin se fige — une habitude prise à encaisser des coups, mais son nom ne sonnait pas comme un coup, ne s’était pas fait sentir comme un coup. Il se fige sous le poids de l’espèce de sérénité, de douceur avec laquelle Piotr l’a appelé, presque plus pénible que les coups — c’est l’alcool, ça, Stanislav tente de raisonner, c’est désinhibition de l’alcool. 
Il ne se rappelle pas avoir donné Piotr son prénom — puis, en y pensant, peut-être l’a-t-il appris comme Stanislav a, quelque part, appris le sien ; peut-être l’a-t-il entendu, peut-être l’a-t-il lu. 
On en était où ?

« Je me permets de présumer que vous avez l’habitude de l'invoquer, s’empresse de continuer Rubin.
— Il est un bien sinistre compagnon des artistes et autres mauvaises fréquentations. (Rubin ricane, et alors qu’il s’apprête à se reprendre et s’excuser, il entend Piotr l’imiter.) Il s’invite ici peinture après peinture. » Une pause — Rubin entend la charge du pinceau, le baiser épais et gras de la peinture imprégnant les poils jusqu’à la virole (la main de Piotr avait tremblé). « Vous êtes de bien meilleure compagnie. »

Rubin pense pouvoir voir les mots flotter. Les sentir voleter, effleurer la peau de son front comme les ailes sèches d’un papillon. 

« Je suis flatté de l’entendre. » (Il l’était.)
« Me permettez-vous de me rapprocher ?
— C’est vous qui peignez… »

S’imitant lui-même de la veille (ou encore du jour d’avant ? Rubin a l’impression de n’avoir jamais quitté ce grenier…), Piotr déplace son chevalet et pousse du pied son tabouret jusqu’à ce que, une fois assis, son genou s’enfonce dans l’édredon étendu sur le lit toujours défait. 
Rubin le regarde le regarder — une habitude, maintenant — et voit comment il s’épingle sur le dos de ses mains, si violemment que rien que cette œillade glacée semble lui traverser la peau.
Aiguille du regard, voix à sa suite, plus douce. 

« Ne bougez pas. »

Il ne bouge pas. 

« Ne bougez plus… » (Plus doux. Stanislav a l’impression que les mots lui parviennent de loin.)

 

       Il est onze heures, minuit peut-être. 

« Vous êtes fatigué.
— Je vous l'admets. 
— La journée à été longue…
— Pour vous aussi, j’imagine. »

Il se tourne vers Piotr, soutient le regard un peu affligé qui hante le vert-de-gris de ses yeux. Piotr lui avait dit qu’il avait tenté de partir, Rubin se rappelle bien, et encore son visage semble s’émietter, des morceaux semblent fuir la façade de son visage qu’il essaye de soutenir, les nœuds ténus qui forment son expression réservée s'effilochent. Funambule sur cette corde, le moindre rappel semble le faire déraper. Il titube au-dessus de la ruine qui menace d’imprégner le rouge de ses joues, le bleu de ses yeux, de mordre dans sa peau comme une eau-forte ; il se retient au bois de son pinceau, aux coins de sa toile. Il y plante les ongles, et Rubin pense que Piotr croit qu’il ne le voit pas. 

« N’en parlons plus. De toute façon, je reste. 
— Vous pensez qu’il n’y a plus le choix ? »

Piotr secoue la tête. 

« J’ai quelque chose à finir. »

Rubin l’entend — cette pointe de fierté. 
Quelque chose de nouveau, quelque chose à nouveau, quelque chose enfin. 

« J’aime vous entendre le dire, répond Rubin.
— Je vous plais tant que ça ? » sourit Piotr, une espièglerie noyée sous la tvirine faisant surface sur ses lèvres. 
Rubin se tait, se fige. Le silence se disperse autour de ses expirations. Lui qui était si direct quand Piotr l’avait auparavant ainsi taquiné — la voix lui manque. Ce qu'il en restait s’est extirpé de sa gorge et il croit que Piotr pourrait la voir ramper. « … Peut-être bien. »
Et là, Piotr ne répond pas. 

Ses yeux s’écarquillent — de peu, mais d’assez pour que Rubin le remarque parce qu’il le regardait. Le sourire se fige sur ses lèvres. Rubin l’a pris de court. Rubin l’a surpris. Piotr s’attendait à pouvoir se délecter de l'inconfort facétieux qu’il pensait tirer de lui — il se retrouve acculé par sa réponse, désarmé. Il avait l’habitude de ses petits jeux, de ses démonstrations de pouvoir infimes, intimes, impertinentes — et cette fois-ci, il a trouvé plus impertinent que lui. 

« … Ça vous dérange ? » demande Rubin, confronté à son silence. 
Piotr s’y accroche, le laisse s’engorger, peser dans l’air et sur le plancher. « Non, répond-t-il. Oh, non. »

Une flamme hardie joue des mots qui s’échappent de sa bouche, attise un ton mutin et éveillé. 

« Vous avez bougé. 
— Ah… oui. Pardon.
— Il n’y a pas de mal… »


       Le silence, épais, cotonneux, est presque tiède sous ces combles. Il fait sec. La mansarde respire. Rubin soupire et l’air et le bruit sont engloutis par ce milieu de calcaire mordu, poreux, en équilibre précaire sur le bois mou et doux du parquet, ce cocon pâle qui s’extirpe des recoins sombres où les murmures de brouillons abandonnés frémissent. Ressemblant tant, si Rubin vient à y penser, à Piotr lui-même qu’il vit s’extraire des ombres du bar pour venir lui parler. 
Quelque chose maintenant vient à sa rencontre — un courant d’air chaud, d’abord, la main de Piotr par la suite, ajustant sa manche qui était tombée. L’un a précédé l’autre, l’un était messager. Rubin ne saurait dire. 
Craie, bois, vent et voix. Toile, tulle, lin de la chemise de Piotr vers laquelle les yeux de Stanislav ne peuvent s’empêcher de divaguer. Encre et pigment, cire du parquet, ocre mordoré.
La fatigue, la fatigue — Rubin se sent chavirer. 

Il sent le prendre une sensation remuante, attisée, comme un mal de mer en plus aigre, plus entêtant, jouant avec les cordes de ses côtes plutôt qu'avec celles de ses tripes. Désagréable sans l’être, plus timide que joueuse, présente. Vivante et agitée. Rubin résiste d’abord, pris à la gorge, au creux du torse comme épinglé ; quand il pense, quand il lui prend de penser, le voilà à traîner son deuil comme un enchevêtrement de barbelés.
La mansarde s’en gonfle, s’engorge. Le lui vole. L’en délivre.

La voix de Piotr, marée, monte ; écume, s’échoue. 
Entre ses mots, larges et lents, vaisseaux à la dérive navigant jusqu’aux plages de ses joues,
aux criques de ses oreilles, 
Rubin pouvait voir une mer, pouvait voir se dessiner une mer, croyait pouvoir en goûter l’eau tiède et le sel ;
pouvait en sentir les vagues qui le berçaient. 

Au-dehors, tendant l'oreille, Stanislav peut entendre le vent battant les murs de la mansarde comme la houle de la mer la coque d'un bateau.
Ah, quel beau naufrage ils font, les deux, là...
Stanislav avachi comme terrassé
par le soleil sur le lit-radeau,
Piotr pas encore noyé, l'échine courbée —
maîtrisé et non pas las.

Le regard de Piotr épinglé sur les falaises des ses sourcils, de son nez,
Stanislav se laisse aller
À regarder passer les nuages
Sur la plaine blanche de son visage —
Silhouettes pensives qui marquent d'ombres ses joues rosées.
Rubin —
Le regarde, 
et se laisse regarder.

« Je vous peindrais, si je savais le faire », lit-il s’échapper de ses propres lèvres. 
Piotr sourit. Les mots qui filent de sa bouche sont fins, effilés, ténus comme une toile d’araignée. « Je ne pense pas que vous savez ce que cela signifie.
— Qu’est-ce que ça signifie ? »

Là, Piotr ne répond pas. 
(À chaque fois que ça arrive, Rubin a l’impression que le monde s’arrête de tourner, que le monde s’est arrêté de tourner.)
Ah, et là, Piotr se lève de sa chaise. Il en démêle du piètement ses jambes qu’il étire et plie et doucement, doucement, comme s'approchant d’un animal acculé, s’approche de Rubin à pas comptés. 

« Non, je ne pense vraiment pas que vous savez ce que cela signifie », répète-t-il. Sa voix est brumeuse, ouatée, sensible et dépourvue de suavité. 
« Vous ne me faites pas confiance ? Vous pensez que je serais si mauvais ? 
— Ce n’est pas ça. Nous sommes bien différents, vous et moi…
— Je n’en ai jamais douté. 
— Donnez-moi vos mains. »

Comme si la demande était d’une violente et douce évidence, Stanislav le fait. Il observe comment les doigts de Piotr se referment sur les siens. 
Ça lui fait bien étrange, la manière dont il touche ses mains ; avec une retenue presque cruelle, une prudence presque offensive — comme s’il tenait entre ses mains un oisillon blessé. (Et Rubin pense : c’est ça aussi qu’être capturé.)

La peau de Piotr est un peu rêche à force d’en frotter la peinture qui tache ; voilà que Rubin se prend à un-peu-trop l’apprécier. Quelque chose semble l’enflammer ; voilà que les yeux de Piotr dans la coupe de sa main s’écorchent, se jettent entre plis lignes creux monts phalanges éperdument. 
Il retourne la main de Stakh d’une de ses paumes à l’autre, la transvase entre deux bénitiers. Il l’observe il la dévore il la convoite comme s’il avait jusqu’ici dû se retenir ne serait-ce que de la regarder. Il se saoule à la voir et à la toucher jusqu’à ce que le rouge lui monte au joues.
Rubin presque tremble dans sa poigne ample, y force les os de son poignet comme pour l’inciter à en refermer les mâchoires autour, serrer, faire quelque chose, ne pas le laisser s’enfuir. (Rubin n’a pas l’intention de s'échapper. Mais, merde, merde, il aimerait que Piotr le retienne comme pour l’en empêcher.)

La main de Piotr, arachnide, tentaculaire alors qu’elle serpente sous le cuir de sa manche jusqu’au creux de son coude, blanche et affamée, capture le regard de Rubin. Il la suit, il la laisse vagabonder. Il a eu au cours des jours l’opportunité de la voir de si près, mais il ne l’avait jamais saisie : pas par peur, pas vraiment ; par pudeur, peut-être, ou par la conviction que Piotr était celui qui observait, et lui celui qui restait assis, à ne pas bouger. Rien n'a changé. Tout a changé. Les horloges de la mansarde martèlent un pouls à crever les tympans, à crever le cœur. 
Sous la peau craie des poignets de Piotr serpentent ces petits ruisseaux bleus, si peu différents de la couleur de ses yeux, comme si ses iris s’étaient saignés dans ses capillaires, avaient suinté hors de lui pour mieux voir, pour tout voir, pour tout toucher. 
Piotr s’agite, tempête sous marbre, sous craie, sous la surface laiteuse de son visage que les flammes de l’ardeur s’empressent de faire succomber. 
Tempête et mouvement courts, bruyants, impatients. Le bruit, le bris, la brise, transparente haletante traversant le grenier, la bise, au sens du baiser, chaud et un peu humide que Rubin sent sur le dos de sa main d'abord, puis dans le creux de son poignet. Salive est plus sève alors qu’elle laque les lèvres de Piotr, frémissantes, effleurant la peau comme un brin de bruis cendré. 
Il lève les yeux—ses yeux bleus couleur sang lui-même couleur yeux…—vers Stanislav. Pudique et réservé et affamé et embrasé jusqu’aux oreilles, rouges d’une faim que Stanislav voit l’obsède — que Stanislav se jetterait à ses pieds pour lui faire promettre de s’y abandonner. 

« Je te fais peur ? »
À en mourir. « Non. Tu peux essayer. Tu peux toujours essayer.
— Et si je n’en avais pas envie ?
— … Ça m’arrangerait. »

À lui en faire crever le cœur. 
Celui de Piotr sous la chair tendue de ses lèvres palpite, et elles papillonnent. La salive qui perle entre ses dents, alors qu’il parle, qu’il savoure les réponses de Stanislav comme s’il pouvait les goûter, juste au vestibule de sa bouche entrouverte, est teinte d’or blanc, de l’écume de tvirine. 
Piotr prend sa main et la guide sur son visage ; sur sa joue, d’abord, où l’os saillant de sa pommette épouse le creux de ses doigts ; sur l’arête de sa mâchoire où Rubin la sent serrée ; survolant son oreille d’une couleur rose de coquillage précieux. Sur son cou, ensuite ; le long de la colonne tendineuse de sa gorge, sur l’enchevêtrement de nœuds des muscles à la naissance de son épaule. Son pouls brûle la paume de Rubin et peu importe qu’il ait pensé Piotr fantôme qu’il l’ait pensé brouillard qu’il l’ait pensé transparent translucide brume laiteuse qu’un regard peut transpercer il est vivant ; il est vivant ; Stanislav peut le sentir physiquement, Piotr insiste pour qu’il le comprenne du bout de ses doigts, même s’il n’en a pas besoin, il n’en a vraiment pas besoin. 

« Viens donc. »

Il n’aura pas besoin de lui demander deux fois — et Stakh n’est pas sûr qu’il avait vraiment besoin de lui demander tout court. 

Il le tire–l’attire et Piotr, presque animal, bourrasque, orage aux joues carminées, se brise comme une vague contre son torse et son visage entier.
Et Rubin qui pensait devoir craindre voir son âme piégée dans son portrait — qu’il n’en est rien, qu’il n’en sera rien ! Il ne craindrait même plus que Piotr le piège tout court — il se jette dans la gueule ouverte de ce piteux loup blanc. Éperdu se blottissant contre éperdu, chien contre loup, faim contre faim, contre début. Les doigts de Piotr, clématite et glycine et vigne escaladent tout ce qu'ils peuvent palper, comme découvrant le sens même du toucher. Sa bouche s’échoue contre celle de Rubin et il prend une grande inspiration, comme sur le point de s'immerger.
Sa chevelure—marée—d’écume noire—algues—qui comme vigne comme glycine comme clématite se disperse en tentacules anthracites—effleure alors qu’il plonge dans la bouche ouverte de Stakh ses joues ses temples son cou. Stanislav y plonge ses mains pour rapprocher Piotr ; ce ne serait pas juste que lui seul ait le droit de le capturer, de le captiver, de le garder. Piotr se laisse faire — abondamment, éperdument. Sa salive, sève et sel et liqueur anisée perle aux lèvres de Rubin comme rosée blanche sur les épis rouges de tvire sanguine. 

Piotr se retire—marée basse—juste assez pour lever le menton, continuer. Il embrasse l’arête puis la racine du nez de Stanislav, son souffle époussette la suie noire du deuil sur son front — embrasse la cicatrice en bordure de ses cheveux rasés, tempe, pommette. Son nez encore, ses lèvres à nouveau—marée haute, Stanislav se sent projeté sur le rivage : la plage de coussins, de la couverture sous son dos, sur lesquels il s’était appuyé des heures et ne s’était jamais couché.  

De dessus, d’au-dessus, de là-haut et si près, visage-albatros planant contre le ciel couleurs cendre de la toiture et des brisis, genoux pliés sur le matelas enfoncé, Piotr demande : 

« Reste. Cette nuit, tu devrais rester. 
— J’avais l’intention de te le demander. 
— L’avais-tu en entrant ?
— Non. 
— Tant mieux. 
— M’aurais-tu mis à la porte si j’avais dit oui ?
— Non. Cependant, j’aurais été vexé que tu aies mis autant de temps avant de me le révéler. »

Stanislav sent sa gorge s'assécher. Les braises dans sa poitrine enveloppent sa voix d’une chaleur à lui monter jusqu’au front. 

« Je préfère ne pas forcer les choses. J'en ai... bien trop pris l'habitude à mon goût. »
Piotr sourit, doucement, un peu de travers, soûl du baiser, et deux petits crocs effleurent sa lèvre inférieure que Rubin s’empresse de caresser. « Vous ne pourriez pas me forcer. Vous ne le pourrez jamais. Même si vous le vouliez. 
— Je ne le veux pas. 
— Et je préfère les choses ainsi. »

De son col échancré, ouvert comme une gueule au travers de son torse, Piotr hausse et dévêt une épaule. Il démêle la main de Rubin des entrelacements de ses cheveux, la pèse dans sa paume comme s’il s’attendait à ce qu’elle ait emporté quelque chose de lui. Il la place dans le creux de son cou, la laisse vagabonder de sa mâchoire à la pointe du trapèze. 

« C’est avec ces mains-là que vous avez pris l’habitude de forcer les choses ? »
Rubin déglutit péniblement. « Ce n’est pas comme ça qu’on m’a appris à faire, il essaye de s’expliquer. Ce n’est pas la faute de mon mentor, c’est juste que… (Il tressaille, comme de douleur.) Ça marche mieux comme ça. Je… réussis mieux comme ça. 
— Par la violence. (Rubin hausse les épaules comme pour chasser l'inconfort étouffant qu’il sent ramper.) Aux yeux de qui ? »
Rubin ne répond pas. (Rubin ne peut pas répondre.)
« Quel gâchis », Piotr dit alors. Il plante l’ébauche seulement de ses ongles dans la main de Stanislav et la guide à son cou, en-dessous de son cou, en-dessous de la niche entre ses clavicules. « Quel gâchis », il répète. 

N’avez-vous jamais rien réussi par la violence ? Rubin veut demander. 
Il pense que oui — les doigts de Piotr, qui pianotent le long de son poignet, jouent de ses tendons sous sa peau marquée, il pense pouvoir les voir violents, il pense les voir violents. (Il pense qu’il sait.)
Piotr trace un ligament de ses lèvres et une gratitude impénétrable envahit Rubin alors qu’il se rend compte que Piotr se retient à ce point d'être autre chose que tendre. D’être autre chose que doux, malgré tout — malgré ses pensées embuées sa voix brumeuse ses épaules et ses flancs qui s’évasent au travers du lin blanc de sa chemise comme qu’il peinait à se tenir de chair et d’os. Surtout de chair — Stanislav a les mains dessus ; n’a que deux mains. Piotr — Piotr en a au moins deux, Piotr a la portée effusive des vrilles de ses cheveux. Humides de sueur, elles s’échouent sur le visage de Stakh, sur son cou — sur la grève de sa peau, encore. Et encore. Et encore. Partout où il peut poser ses yeux.

« Reste. 
— Tu m’as déjà demandé. 
— Je te le redemande. »

Stakh sent sa gorge se serrer. Main la première dans le piège qu’il sait lui sera doux tête la première dans la mer tumultueuse qu’il sait le bercera il se jette par-dessus bord dans les long bras blancs de Piotr qui se referment autour de lui. L’étreinte une grande voile blanche hissée au-dessus du lit.

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       Dansent les bûchers, secs et dévorants, festoyants des corps que la Peste a évidés. 
Fut venue la quatrième journée, la quatrième nuit, la cinquième journée la cinquième nuit la sixième tournée de moitié-vivants et, ressortant du Théâtre, de moitié-morts. Des fantômes hantent les rues, gris et verts, bruns terreux d’où suitent le sang, la flegme, la peur, des sanglots austères. 

Tremblent les mains de Rubin dont les os et les nerfs se débattent de l’emprise de sa peau. Pèle sa peau, maintenant, que les désinfections compulsives ont rendue rouge, rugueuse.
On l’attrape — une main l’attrape. S’extirpant du mur comme si elle s’y était blottie. Piotr, impossible à confondre — même pas avec son propre frère. (Pas pour Rubin — plus pour Rubin). Son visage se distingue contre la toile sombre du coin entre deux murs comme du pastel blanc, une queue-de-cheval basse à la traîne de son long cou d’ albâtre suit les mouvements de sa tête comme une plume de corbeau.
Il serre la main de Rubin avant qu’il n’en fasse de même, qu’il serre plus fort, que sa poigne attise celle de l’Architecte et attire l’autre. 

« Ne vous gâchez pas », murmure-t-il, un filet de voix entre ses lèvres fines que Rubin ne se surprend même pas de regarder.
« Je ferai de mon mieux.
— Et quand vous le pouvez… Revenez. Restez. J’aimerais vous (re)garder. »

 

 

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